Contrefaçons de brevets hors de France

25.08.2022Articles et publications

Thierry MOLLET-VIÉVILLE Avocat associé

Articles et publications 25.08.22

Contrefaçons de brevets hors de France

La Cour de Cassation vient de rappeler très clairement qu’aussi en matière de brevet, le juge français (FR) peut sanctionner des contrefaçons commises hors de France (FR), [double cassation du 29 juin 2022, pourvoi G 21-11.085, arrêt 540 F-D : Hutchinson (FR) / Global Wheel (ZA), Tyron (GB) , Dal (FR) et LaVi (FR)].

Cette affaire judiciaire se présente de la manière suivante :

  • Le demandeur FR est titulaire d’un brevet européen (EP) désignant la FR, la Grande-Bretagne (GB) et l’Allemagne (DE).
  • Ce breveté reproche à quatre défendeurs :
    • au fabricant sud-africain (ZA), de livrer en Angleterre (EN) et en FR,
    • à l’importateur EN, d’exposer en FR, d’offrir notamment sur son site internet en GB et de revendre à partir de son pays, notamment vers la FR et la DE,
    • aux deux FR, d’offrir sur ce site EN les objets incriminés de contrefaçon, notamment à destination de la FR.
  • Ce breveté demande en 2018 aux juridictions parisiennes d’apprécier ces contrefaçons tant en FR qu’en GB et DE, bien entendu selon la loi nationale de chacun de ces trois pays.

La validité du EP n’est contestée par personne.

  • Les deux défendeurs FR admettent à leur égard cette compétence internationale de la juridiction FR, compte tenu notamment de l’arrêt (CJUE) Fiona Shevill de 1995.

Mais à la demande des défendeurs ZA et EN, les juges parisiens, tant en première instance qu’en appel, se déclarent incompétents pour apprécier les contrefaçons qui sont reprochées en GB et DE.

La cassation est prononcée pour violation :

  • et de l’art. 8 (1) du Règlement (UE) 1215/2012 du 22 décembre 2012, sur la pluralité des défendeurs [§ 6],
  • et de l’art.14 de notre Code Civil, sur la nationalité FR du demandeur [§ 10].

La pluralité des défendeurs

Les juges parisiens avaient en effet estimé (imitant en cela l’ancien arrêt CJUE Roche/Primus de 2006) que compte tenu du droit EN et gallois de la contrefaçon, il n’était pas inconciliable que le juge EN puisse estimer qu’il n’y a pas contrefaçon sur son territoire, alors qu’appliquant sa loi FR, le juge FR pouvait de son côté estimer de manière seulement « divergente », qu’il y a bien contrefaçon dans son pays, alors qu’au surplus les produits incriminés ne seraient pas identiques en GB et en FR.

Mais c’était oublier (ce que pourtant la CJUE avait déjà retenu dans son arrêt plus récent Solvay/Honeywell de 2012) les points suivants :

  • La juridiction FR doit statuer sur les contrefaçons en GB qui sont aussi reprochées aux deux défendeurs FR.

Et ce sera selon ce même droit EN de la contrefaçon de la même partie EN du EP.

Dans ces conditions, il serait pour le moins « surprenant » sinon « inconciliable » que sa décision diffère de celle du juge GB pour les contrefaçons commises sur ce même marché GB par les deux autres défendeurs, le livreur ZA et l’importateur EN.

  • Au surplus, les actes reprochés aux FR en GB constituent bien l’une des deux faces de la même pièce de monnaie à ceux reprochés à leur fournisseur EN et importateur ZA sur ce même marché GB.

Il s’agit bien de la même source et de la même filière de commercialisation à travers plusieurs pays de l’UE.

Tout comme le fabricant à Marseille, le grossiste parisien et le revendeur breton de la contrefaçon alléguée sont légitimement assignés devant le seul juge parisien.

  • Enfin sur ce marché GB, ce sont bien toutes les versions du même produit en cause, que le breveté incrimine de contrefaçon devant ce juge FR.

La nationalité française du demandeur

  • Cet art. 14 de notre Code Civil prévoit depuis plusieurs siècles que « L’étranger, même non résidant en France, pourra être  […] traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français ».

Inversement, son art. 15 dispose que « Un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger.».

Il est clair que ce privilège exclusivement en faveur du FR ne s’applique que si aucun autre texte national, régional ou international ne bénéficie à cet étranger.

Et dans ce cas-là, ce privilège est de portée générale et s’applique :

    • au litige même de nature délictuelle,
    • pour le seul motif que le demandeur est de nationalité FR.

C’est bien le cas du ZA qui livrait en GB ; il peut donc être assigné par le breveté FR devant le Tribunal de Paris.

Depuis le Brexit et jusqu’à nouvel ordre, ce sera aussi le cas du GB qui importe et/ou met dans le commerce à partir de son pays.

Dans la pratique, force est de constater que nombreux sont les demandeurs FR qui négligent ce privilège qui en effet n’est pas obligatoire, ni d’ordre public international FR.

Serait-ce pour éviter d’avoir à multiplier les preuves du caractère contrefaisant selon chacune des lois locales de la contrefaçon ?

Pourtant notamment en Europe, de nombreuses lois nationales se sont alignées sur l’Accord de Marrakech du 15 avril 1994 (art. 28 et s. sur l’exercice des droits de brevet).

  • Suivant cette logique traditionnelle du droit international privé FR, le breveté FR pourrait-il devant un juge FR assigner le fabricant américain (US) ou le commerçant chinois (CN) qui contreferait dans son pays le titre de ce demandeur FR, toujours selon les lois locales US ou CN ?

Ceci peut paraître :

    • exorbitant, par exemple pour les personnes morales qui ont plus souvent que les personnes physiques, les moyens de répartir leurs réclamations judiciaires sur chacun de nos continents …
    • risqué de voir la réciproque être infligée aux FR dans ces pays …

Mais sommes-nous à un privilège près dans ce monde face à des puissants qui souhaitent protéger à l’étranger les intérêts de leurs propres ressortissants ?

Faudrait-il  alors exiger que cet étranger contrefasse aussi en FR ?

Des spécialistes de ce droit international privé répondent par la négative.
En effet, au moins du point de vue de la responsabilité civile, nos litiges en propriété intellectuelle ne se distinguent pas des autres litiges de nature délictuelle.

Remarques

Au début du XXème siècle, le juge FR s’était déjà déclaré compétent pour apprécier sinon la validité, du moins la portée quasi-inexistante d’une marque grecque ou d’un brevet espagnol d’importation, notamment pour écarter dans ces pays les contrefaçons que son titulaire FR lui soumettait.

Si l’art. 24 (4) de ce même Règlement UE 1215/2012 interdit maintenant à nos juges de se prononcer sur la validité d’un titre dans l’UE qui n’a pas été délivré par son Etat, le juge FR de la contrefaçon pourrait bien réagir comme le juge DE avec son système de la bifurcation, et par exemple surseoir à statuer sur la contrefaçon étrangère si la validité du titre étranger lui apparaît sérieusement douteuse.

Conclusion

Il est heureux que cette compétence internationale de nos juges, depuis longtemps reconnue pour les contrefaçons de droit d’auteur, de dessin et modèle, de marque, ou encore pour la concurrence déloyale, soit maintenant reconnue par notre cour suprême en matière de brevet. Sans oublier leur CCP !

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